10. Le temps d’un cornet

La gériatre n’avait pas seulement prescrit des antipsychotiques, des antidépresseurs, un patch et un changement de résidence à ma mère, mais aussi des visites au centre commercial pour les stimuli, et la marche pour le tonus.

Nous avons donc commencé à fréquenter le centre commercial assidûment, au point d’y être reconnues par les serveuses des restaurants et les vendeuses des boutiques. Et j’ai compris pourquoi les personnes âgées aimaient tant se retrouver là: c’est lisse. Le sol est égal partout, pas d’escalier à monter ou à descendre, pas de seuil à franchir, pas de dalles inégales, ça compte quand on marche avec un déambulateur, qu’on se déplace en fauteuil roulant ou qu’on a tendance à s’enfarger dans les fleurs du tapis à cause d’un pied tombant. La lumière est la même partout, la pression atmosphérique et la température toujours pareilles, les planchers et les vitrines sont impeccables, les toilettes publiques aussi. Il y en a même une réservée aux personnes à mobilité réduite assez grande pour nous contenir parfaitement à l’aise, ma mère, moi, ma canne, son déambulateur et ses odeurs.

À force de fréquenter le centre commercial, j’en suis venue à trouver des qualités à la vie des petites villes. La grande ville est plus trépidante, certes, mais présente aussi des défis quotidiens que ne connaît pas la petite ville. Rien de glorieux, des défis dans les petites choses, comme se déplacer du point A au point B sans perdre patience, comme trouver où se garer, comme arriver à l’heure et de bonne humeur malgré les queues partout, les autobus bondés, les métros en panne, les policiers qui donnent des contraventions aux piétons, les mendiants, les drogués en manque, les chauffards intempestifs, les chantiers perpétuels, la glace, la sloche, etc. Quand on prend de l’âge, tout cela finit par fatiguer. La petite ville rend le quotidien plus facile; le centre commercial m’est apparu comme l’épicentre du non-mouvement terrestre. Nous y passions des journées presque complètes, à faire exactement les mêmes choses.

Je crois que la routine apaise maman, comme le balancement régulier d’un berceau, et endort ses démons.

Nous commencions par un tour du centre commercial. Belle piste lisse de 800 mètres où exercer les jambes de ma mère et ma patience. Nous avancions à petits pas en jetant un œil distrait aux vitrines des magasins, maman se demandait si nous allions dans le bon sens dès qu’elle voyait venir une personne en sens inverse. Je lui disais qu’il n’y avait pas de sens à respecter, mais elle attendait de voir plus de monde aller dans la même direction que nous pour décider que nous ne commettions pas une infraction. Jamais elle n’a pensé que c’étaient les autres qui n’étaient pas dans le bon sens. Elle demandait, à plusieurs reprises, où on allait.

– Nulle part, je te fais marcher, répondais-je, en la taquinant.

– Qu’est-ce que tu dis?

– (plus fort) Je dis que je te fais marcher. Littéralement.

– On n’avait pas des commissions à faire?

– Oui, on va les faire après dîner. Te rappelles-tu où il faut aller?

– À la pharmacie?

– Bravo! Ensuite?

Même avec son déambulateur, elle ne pouvait pas marcher et creuser son trou de mémoire en même temps. Elle s’arrêtait au milieu de l’allée.

– On avait pas des cadeaux à acheter? demandait-elle.

– Non, pas aujourd’hui.

– Ah bon, finissait-elle par concéder en hochant la tête.

On repartait. Elle s’arrêtait quelques pas plus loin.

– On va où déjà?

– Nulle part, je te fais marcher.

– On n’avait pas des commissions à faire?

– Oui, on va les faire après dîner. Te rappelles-tu où il faut aller?

– À la pharmacie?

– Bravo! Ensuite?

Les cadeaux, etc. Et on repartait.

Vers la fin de l’après-midi, une fois nos courses terminées, le temps fort de notre routine arrivait: le cornet de crème glacée. C’était aussi le dernier exercice de mémoire. Je ne l’annonçais pas, contrairement aux autres morceaux de notre parcours commercial, j’attendais que maman en parle. Si elle n’en parlait pas, je la provoquais.

– Es-tu prête à rentrer? commençais-je par lui demander.

– Est-ce qu’on a fini?

– Je pense que oui, on avait quatre choses au programme et on les a toutes faites.

– C’était quoi déjà?

J’énumérais ce qu’on avait accompli, elle répétait après moi, puis j’ajoutais:

– Ah non! J’en oublie une! C’est quoi déjà?

Maman reprenait l’énumération, et ajoutait, un peu inquiète:

– Je vois pas.

– C’est quoi que t’aimes le plus ici?

– Je le sais pas, répondait-elle en haussant les épaules et en m’implorant du regard de mettre fin à l’énigme.

– Regarde devant nous. Qu’est-ce que tu vois?

– Ah ben! finissait-elle par dire, à la fois soulagée et excitée, quand elle reconnaissait le comptoir de crème glacée. Ben oui! La petite crème glacée! Comment j’ai pu oublier ça?

Cet éclat de voix plein de rire, cet enthousiasme enfantin, ce bonheur dans le visage de maman, c’était ma récompense de la journée.

La vendeuse de crème glacée nous reconnaissait. Elle savait exactement ce que ma mère voulait: le cornet sucré avec une bordure de chocolat, de la crème glacée dure double chocolat et amandes. Pour moi, la petite molle faisait l’affaire. Je n’aimais pas la crème glacée, mais je voulais accompagner ma mère.

Nous nous assoyions sur le banc public entre le comptoir de crème glacée et l’îlot de service où les parents venaient emprunter des carrosses pour leurs enfants et les enfants des déambulateurs pour leurs parents. Pour les stimuli, nous étions servies.

Selon le banc libre à notre arrivée, nous avions une vue sur une bijouterie qui annonçait toujours des rabais allant jusqu’à 70% ou sur un magasin de valises qui donnait le goût de partir en voyage. Maman en avait plein la vue, les oreilles et la bouche. Un peu aussi sur son menton, son chemisier, ses mains et son pantalon. Armée de ma pile de serviettes de papier, je guettais le morceau qui allait se détacher de la boule et atterrir dans les replis du chemisier, je l’attrapais juste à temps ou il me devançait, et le chemisier était bon pour le lavage. J’essuyais le menton et les commissures des lèvres, les doigts.

– Est bonne, leur crème glacée, disait maman en se régalant.

– Est faite avec de la vraie crème.

– Ça paraît. Y a des noix en masse.

– Des amandes.

– Des amandes.

Puis elle s’intéressait à la bijouterie:

– Ils vont fermer, disait-elle, avec l’air de s’y connaître.

– Pourquoi tu dis ça?

– Regarde, 70% de rabais. Ils peuvent pas faire d’argent.

– Regarde comme il faut, c’est écrit en petit «Jusqu’à». Y a peut-être juste une petite bague laide à 70%, dans tout le magasin. Pis ça leur donne le droit d’annoncer jusqu’à 70% de rabais.

– Ah.                                                              

Nouveau silence consacré à la crème glacée, puis elle reprenait:

– 70% de rabais, me semble que ça s’peut pas. Ils vont fermer.

Elle disait cela sans s’énerver, mais un peu triste tout de même du mauvais sort qui semblait s’acharner sur les commerçants du centre. Elle interprétait toutes les affiches de soldes comme des signes de commerces en difficulté.

– Les affaires vont pas bien, y a pas d’erreur.

Quand on faisait face au magasin de valises et de sacs en tout genre, elle me faisait remarquer que les passants s’arrêtaient, mais n’achetaient pas:

– Regarde la femme avec le manteau jaune, ça fait trois sacs qu’elle fait sortir à la vendeuse. Pis elle s’en va sans rien acheter.

– Les gens cherchent l’aubaine. Ils veulent tout, mais ils veulent pas payer.

– Oui.

– Je voudrais pas être vendeuse. Je sens que je perdrais patience.

Nouvelle bouchée de crème glacée double chocolat et amandes.

– Est bonne leur crème glacée, reprenait-elle.

– Tu l’aimes?

– Oui.

– …

– C’est des valises ça, à 50%? demandait-elle, incrédule.

– Oui, confirmais-je. Hey, on pourrait s’acheter des valises et partir en voyage! Où t’aimerais aller?

– Je le sais ben pas.  

– Au bord de la mer?

– Ah oui, au bord de la mer!

J’eus une pensée pour ma sœur dont les cendres avaient été versées dans le Saint-Maurice parce qu’elle voulait rejoindre la mer. Elle voulait voir la mer comme dans la chanson de Michel Rivard, qui a joué à son service funéraire. Elle voulait voir la mer comme notre mère. S’est-elle rendue, ma Johanne au poisson tatoué, ou a-t-elle été empêchée par un écueil dans le Saint-Laurent?

Je ne pouvais pas échanger cette pensée avec maman. Elle ne veut pas parler de la morte parce qu’elle ne veut pas pleurer. Je lui ai déjà dit qu’on pourrait pleurer ensemble, que ça nous ferait du bien, elle ne veut pas. Mais je sais que dans la solitude de sa chambre, elle pleure ma sœur dont l’avis funéraire est accroché au mur, avec sa photo, son nom, l’année de sa naissance et celle de sa mort, le nom de tous ceux qu’elle laisse dans le deuil y compris sa propre mère.

– La mer où? finis-je par demander.

– Où tu veux.

– Au Mexique, à Acapulco?

– À Acapulco.

– O.K. On part quand?

Pour toute réponse, elle riait, avant d’attraper une autre bouchée farcie d’amandes qu’elle prenait pour des noix. Elle n’est pas folle, elle sait qu’on ne partira pas. Changeons de sujet.

– En tout cas, on est bien placées pour voir passer le monde, essayais-je.

– Oui. Mais sont pas tout’ beaux.

– Tu trouves?

– Oui.

– Moi, je trouve que tout le monde se ressemble.

À l’époque où nous allions manger dans l’aire de restauration centrale sous la lumière naturelle, j’avais été frappée de la différence entre ma mère et les autres femmes âgées qui nous entouraient. C’est vrai qu’elle n’était pas de la place et ça paraissait. Ce jour-là, pour la première fois de ma vie, j’avais dit à ma mère que je la trouvais belle. Je pense que j’en avais été plus émue qu’elle. Elle était différente des autres femmes qui avaient toutes les cheveux teints et coupés dans le sens de la mode. Elles portaient à peu près toutes le même pantalon capri et la chaussure assortie. Le même sourire au dentier fier, les mêmes lunettes portées par le même désir d’être à la mode que la coupe de cheveux. Maman n’avait plus toutes ses dents et elles n’étaient plus très blanches, mais c’étaient les siennes. Ses lunettes étaient discrètes, elles n’étaient pas faites pour être vue, mais pour voir. Je remarquai ce jour-là que malgré tout il y avait plus de jeunesse dans son regard que dans celui des femmes autour de nous. Elle ne faisait rien pour paraître plus jeune que son âge, et on aurait dit que c’était précisément cela qui lui donnait cette fraîcheur.

– T’es belle, maman, lui avais-je dit, comme si je la voyais pour la première fois.

– Ah bon, merci, avait-elle répondu en regardant ailleurs.

– C’est vrai, je regarde autour de nous et je trouve que c’est toi la plus belle.

– Ah bon, merci bien… J’ai des beaux enfants aussi.

– Si tu le dis, avais-je répondu en riant.

Maman ne laisse jamais le temps à un compliment de se poser sur elle, elle le fait rebondir dès qu’il l’effleure. La maladie n’a pas changé cela. Pas plus qu’elle ne lui a fait perdre son sens de la répartie. Pas encore. En regardant les badauds passer avec leur regard triste de consommateur inassouvissable et leurs sacs d’articles inutiles, mais soldés, je leur trouve quelque chose d’épais en me disant qu’ils doivent penser la même chose de nous avec notre cornet. La consommation ne rend personne brillant. Puis, je souris en me rappelant une conversation de la veille. Je dis à maman:

– J’ai un collègue qui dit qu’il y a une différence entre un épais et un criss d’épais.

Maman ricane.          

– Tu trouves ça drôle?

– Oui. 

– Qu’est-ce qui te fait rire?

– Y a raison.

– Ah bon? C’est quoi la différence?

– Ben, si tu dis de quelqu’un que c’est un «criss d’épais», ça veut dire qu’y est vraiment épais. Un criss d’épais, c’est plus épais qu’un épais.

– Vous pensez la même chose.

–  Ah.

–  Te rappelles-tu les Cyniques?

– Ben oui! Y étaient drôles, eux autres!

L’humour se grave peut-être dans la mémoire, comme une chanson de Brel ou d’Aznavour. 

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