3. Une valse à mille temps

Dans mes recherches sur la maladie d’Alzheimer, j’ai appris que la musique était la voie royale vers la mémoire, même chez les malades qui ne sont plus «fonctionnels», qui ne communiquent plus avec leur entourage. Le film documentaire intitulé Alive inside raconte une expérience réalisée auprès de patients qui vivent dans des résidences spécialisées aux États-Unis. L’hypothèse est la suivante: si les personnes atteintes de démence, Alzheimer ou autres, écoutent la musique qu’elles aimaient quand elles étaient plus jeunes — par exemple à l’adolescence et dans les premières années de leur vie adulte —, leur mémoire se ranime, les émotions et les mots refont surface, le désir de communiquer revient, la joie aussi. L’objectif implicite du film est de convaincre les autorités médicales qu’une telle thérapie serait plus économique à long terme, et plus humaine, que la camisole de force chimique qu’on administre dans ces lieux d’hébergement. La méthodologie du chercheur est clairement expliquée dans le film, ses conclusions admirablement soutenues par les images touchantes et le montage bien dosé entre rires et larmes.

En voyant ce film, je me suis sentie moins seule. Depuis que j’avais commencé à m’occuper de ma mère, quelques mois avant son diagnostic, je me sentais très seule devant la responsabilité qui semblait m’échoir naturellement. Après le diagnostic, j’ai cherché dans des livres des expériences semblables à la mienne, mais je n’ai pas trouvé les mots qui m’auraient soutenue ou apaisée. J’ai cherché dans le site Web de la Société Alzheimer à comprendre ce qui arrivait à ma mère, et comment composer avec son état, j’ai finalement appelé leur service de soutien. La personne à l’autre bout du fil était aimable et patiente ; elle m’a laissé pleurer tout mon saoul. Elle m’a donné des conseils que j’ai suivis. Mais ce n’était toujours pas suffisant, je continuais de chercher avidement des solutions pour sortir ma mère de sa folie. Alors, profondément touchée par les sourires des malades que l’on suivait dans Alive inside, j’ai décidé de reproduire l’expérience du chercheur.

Je voulais voir revenir le sourire dans le visage de maman, je voulais effacer ses visions démoniaques, je voulais la sortir de cet enfer. Je trouvais qu’elle ne méritait pas de finir sa vie comme ça, que c’était injuste, même si elle n’avait pas été la mère idéale.

J’avais déjà pris ma mère sur mes épaules, quand j’avais 15 ans et que nous avions quitté le domicile conjugal. Je l’avais tenue à bout de bras dans les démarches du divorce en lui répétant jour après jour qu’elle allait devenir une femme libre. Elle me parlait de sécurité matérielle — elle qui n’avait jamais connu l’autonomie financière —, je lui parlais de liberté. Je vivais dans mes idéaux, elle vivait sur la terre. Je hiérarchisais les besoins à l’envers de la pyramide de Maslow: le besoin de s’accomplir passait loin devant celui de sécurité et je faisais comme si le besoin de se nourrir n’existait pas. Je comprenais tout de travers, mais je pensais détenir la vérité. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à juger ma mère.

Quand, le soir, dans notre petit appartement d’une seule pièce, elle pleurait en disant qu’on ne pouvait plus continuer comme ça, qu’il fallait retourner à la maison, je lui répondais qu’elle pouvait y retourner, mais que je ne la suivrais pas.

– De quoi tu vas vivre, toute seule? me demandait-elle.

– Je vais m’arranger.

– Tu vas pas abandonner tes études pour aller travailler?

– S’il le faut, oui. Mais je retourne pas vivre avec lui. Je vais demander à mes amies de m’héberger.

– Je te laisserai pas toute seule.

Pour nous faire vivre, elle avait deux jobs: préposée à la pharmacie qui se trouvait à l’étage au-dessous de notre appartement, et secrétaire dans un cabinet de médecin. Comment s’était-elle débrouillée pour trouver ces emplois à temps partiel, je n’en ai pas la moindre idée, elle n’avait jamais été sur le marché du travail. Mes trois frères avaient choisi de rester avec mon père, ma sœur avait aussi pris le parti de papa, et ne voulait plus voir maman. À 15 ans, je ne pouvais pas mesurer la douleur que lui infligeaient tous ces abandons. Côté sécurité, elle comptait sur un contrat de mariage qui avait été rédigé en sa faveur par le notaire de sa mère 20 ans plus tôt. L’avocat de mon père et le juge en ont décidé autrement, et nous avons compris que le contrat de mariage ne valait pas plus que le papier sur lequel il était écrit. Ma mère a dû apprendre à nager en eaux troubles et j’étais devenue sa bouée de sauvetage.

Quarante-cinq ans plus tard, l’Alzheimer me remettait dans la même position, mais j’avais perdu l’âpreté de l’adolescence, même si je m’accrochais encore à certains idéaux et que je passais pour une personne «intransigeante».

J’ai acheté un iPod nano, comme dans le film Alive inside, j’ai retrouvé sur iTunes les chansons que je savais que maman aimait. J’ignorais les chansons qu’elle avait aimées adolescente, mais j’avais un très bon souvenir des airs qu’elle écoutait quand elle avait la trentaine. En tout, j’ai chargé 80 chansons dans le minuscule appareil : du Brel, incontournable, du Gilbert Bécaud pour l’énergie, du Brassens pour l’irrévérence, Magali Noël sur des textes de Boris Vian, Édith Piaf, Guy Béart, Yves Montand, Jean Ferrat, les Compagnons de la chanson, le Charles Aznavour des débuts, mais aussi Renaud, pour une vieille chanson française revisitée, Renée Claude, Lucienne Boyer et Fernand Gignac pour la chanson thème de Docteur Jivago. J’ai acheté un casque d’écoute de qualité et je me suis croisé les doigts.

Nous avions rendez-vous ce jour-là chez la gériatre, pour un suivi. Maman n’allait pas bien, c’était évident. Avec le récit de ses errances de nuit, de sa paranoïa et de ses hallucinations auditives, je confirmais ce qu’on pouvait voir dans le visage hagard de maman. C’est à ce moment-là qu’est apparue l’ordonnance pour les antipsychotiques et que la dose d’antidépresseur a été augmentée. J’ai évoqué la possibilité que la «psychose» soit un effet secondaire du médicament contre l’Alzheimer, mais cette hypothèse a été reçue fraîchement. La plupart des médecins n’aiment pas que les patients mettent en doute leurs décisions. En me basant sur les études que j’avais trouvées portant sur l’efficacité douteuse de ce médicament et sur ses effets secondaires, en invoquant son coût élevé pour l’État québécois (l’État français, lui, songeait à ne plus couvrir ce médicament, vu l’impossibilité d’en prouver l’efficacité), je suggérai un arrêt total. La médecin pinça les lèvres, mais finit par accepter de réduire la dose de moitié. J’ai quitté le cabinet de la gériatre avec de nouvelles ordonnances et de nouveaux espoirs. Mon plus grand espoir n’était cependant pas dans la médication, mais dans le casque d’écoute que je brûlais de mettre sur la tête de maman.

Nous avons quitté le cabinet de la gériatre en empruntant les longs corridors qui nous laissaient entrevoir, de chaque côté, l’intérieur des chambres des pensionnaires du CHSLD. La vue de ces corps usés, prostrés dans leur fauteuil ou couchés sur leur lit est troublante, voire terrifiante pour une personne saine. Mais chaque fois qu’on passait par là, maman disait qu’elle aimerait avoir une place ici.

– Qu’est-ce que t’aimes ici? lui demandais-je.

– Le personnel est gentil. Ils sont souriants. On voit qu’ils ont l’habitude.

– Oui, ils sont formés pour ça, ça paraît. Ils savent comment s’y prendre.

– Les gens ont l’air bien. Ils ont des activités.

– Mais t’es pas rendue là, maman. C’est une place pour les personnes qui n’ont plus du tout d’autonomie.

– Ah.

–…

– Est-ce qu’on est déjà venues ici?

– Oui, c’est la troisième fois qu’on vient.

– La femme, je l’avais déjà vue?

– Oui, c’est ta gériatre.

– Ah. Je m’en souviens plus.

– C’est pas grave.

Nous avons continué en silence. Je n’avais plus qu’une idée en tête: tester la musique. Une fois dans la voiture, j’ai sorti le casque d’écoute et le iPod en essayant de surmonter ma fébrilité.

– Qu’est-ce que c’est?

– C’est un test. Tu vas d’abord enlever ton appareil auditif.

Je lui ai installé le casque d’écoute sur la tête et mis le iPod en marche. La magie a opéré. J’ai vu le visage de maman s’éclairer subitement, la lumière revenir dans ses yeux, le sourire, le sourire, enfin, dans son visage! Exactement comme dans le film! Je riais et je pleurais.

– Ça marche! Maman, ça marche! Alléluia!

Elle ne m’entendait pas, déjà tout absorbée par la voix qui emplissait ses oreilles. Elle me souriait en essayant de fredonner les paroles de la chanson.

– Je connais ça, cette chanson-là! Oui, oui, je connais ça!

– C’est qui?

– Han?

– (plus fort) C’est qui qui chante?

– C’est Yves Montand, ça. Ben oui, c’est Yves Montand, voyons! Tu le reconnais pas?

Haha! J’ai mis la voiture en marche et nous avons quitté le stationnement en riant. Je venais de compter un but contre la maladie ! J’avais enfin réussi quelque chose pour alléger la souffrance de ma mère, je lui avais apporté de la joie. J’étais comblée.

Maman a gardé son casque d’écoute pendant qu’on parcourait les rues de la petite ville. Elle fredonnait les airs, retrouvait des paroles, essayait de suivre le rythme. Dans la deuxième moitié de la Valse à mille temps de Jacques Brel, elle a dit en riant: «Ah, ça, c’est trop vite!», mais elle continuait de hocher la tête, visiblement portée par les instruments déchaînés et par la voix qu’elle avait tant aimée. Elle disait: «Si c’est fin! C’est toutes des chansons que je connais! Où est-ce que t’as trouvé ça»? Nous ne roulions pas, nous volions. Je riais de voir sa vieille tête coiffée d’un accessoire de jeune. Elle le portait bien. Je retrouvais la femme que je connaissais depuis toujours. Elle souriait aux passagers dans les autres voitures et les saluait de la main.

– Le monde me regarde. Ils doivent se dire: regarde la vieille folle.

– Ben non, maman, ils te trouvent cool avec ton casque.

– Je suis comme les jeunes, disait-elle en touchant les écouteurs.

– Mais, t’es jeune, maman!

– Ben oui, coudon ».

Une chanson de Lucienne Boyer l’a ramenée dans son enfance et m’a permis d’en apprendre sur ma grand-mère.

– Maman avait une belle voix, dit maman.

– Ah oui? Elle chantait, ta mère?

– Ah ben oui ! Elle avait une belle voix. Elle était dans la chorale, le dimanche. Elle aimait ça, chanter.

– Elle était quoi? Soprano?

– Ah ça, je pourrais pas dire. Mais elle avait une belle voix, elle chantait juste.

– C’est drôle, je n’aurais jamais imaginé ça de grand-maman.

Puis, elle enchaîna avec les détails de la maison où elle habitait dans son enfance, l’adresse exacte, le nom des voisins et des amis de sa mère, ses robes et ses chapeaux, son magasin préféré. Je n’avais jamais entendu parler de ma grand-mère de cette façon. Dans les anciens récits de maman, sa mère était une femme froide et sévère qui l’avait adoptée, mais ne l’avait jamais aimée. Une femme égoïste et orgueilleuse prête à tout pour sauver les apparences. Le portrait sombre que maman avait tracé de sa propre mère ne nous permettait pas de l’aimer. Mais à bien y penser, cette femme qui chantait dans la chorale du dimanche coïncidait davantage avec la femme que j’avais connue enfant et qui avait toujours été gentille avec moi. C’était la même femme à qui nous avions rendu visite, maman et moi, pour lui annoncer le divorce. Maman craignait son jugement, mais grand-maman avait accueilli la nouvelle avec soulagement: elle n’avait jamais cru que mon père était un bon mari. Elle nous donna sa bénédiction et quelques centaines de dollars, une fortune à l’époque.

Nous avons continué de faire les courses en chantant. J’ai même laissé maman seule dans l’auto, le temps d’aller régler ses affaires à la Caisse populaire. Sans le casque d’écoute, je n’aurais jamais osé faire cela: je ne la quittais jamais des yeux, ne la laissais jamais seule, même pour deux minutes. J’avais trop peur qu’elle s’enfuie, qu’elle entende une de ses fameuses voix intérieures lui demander de déguerpir ou qu’elle suive n’importe qui, comme une enfant naïve. Mais avec son casque d’écoute, je la savais en sécurité. Les airs connus la rassuraient en même temps qu’ils la coupaient de la réalité extérieure. Quand je revins vers la voiture, elle était toujours assise à dodeliner de la tête en souriant.

– Je te dis que le monde me regardait pendant que t’étais partie!

– Ben oui, maman, sont jaloux de ton beau casque!

– Haha. C’est ça, oui, sont jaloux.

Nous sommes allées manger, sans le casque d’écoute, puis je l’ai ramenée à sa résidence en fin d’après-midi. Elle a bavardé tout ce temps, même quand il n’y avait plus de chansons dans ses oreilles. La thérapie par la musique était encore plus efficace que je pensais.

De retour dans sa chambre, je lui ai expliqué comment mettre le iPod en marche, comment l’arrêter. Je lui ai fait faire le geste à plusieurs reprises. C’était beaucoup plus simple que de se piquer le bout du doigt pour prendre sa glycémie, je ne doutais pas qu’elle puisse le faire toute seule. J’ai mis le casque d’écoute et le iPod bien à la vue et lui ai prescrit d’écouter sa musique aussi souvent qu’elle en aurait envie, que ça aiderait à chasser les vilaines voix intérieures qui lui disaient tant de méchancetés. Elle m’assura qu’elle n’y manquerait pas et que c’était un merveilleux cadeau. Je l’ai quittée le cœur léger.

Quand je lui parlais au téléphone, dans les jours suivants, je ne retrouvais pas la joie de cet après-midi-là. Elle était redevenue inquiète, me racontait des histoires d’horreur mettant en scène l’homme qui voulait la tuer ou mon jeune frère qui venait de mourir dans un accident de voiture tout juste devant la résidence. Je lui demandais si elle écoutait sa musique et elle me répondait qu’elle n’avait pas le droit d’écouter ça. Je lui disais que c’était faux, qu’elle pouvait l’écouter jour et nuit si elle le désirait. Mais elle ne me croyait pas.

À la visite suivante, j’ai trouvé maman complètement démolie par ses voix intérieures, qu’elle appelait ses «acouphènes». J’avais cessé de lui expliquer que des acouphènes ne parlaient pas, que c’étaient des bruits, souvent des silements qui se faisaient entendre quand il n’y avait pas de bruit autour et que c’était pratiquement impossible à guérir. Elle me raconta qu’un médecin aux États-Unis guérissait les acouphènes, qu’un groupe de résidents s’organisait d’ailleurs pour y aller et qu’ils avaient loué un autobus. Mais ils ne l’avaient pas invitée. De toute façon, elle n’avait pas les moyens, ça coûtait 2 000 $ et elle était pauvre, etc. Son regard était sombre, son teint brouillé, elle avait sa voix dure des mauvais jours, la poubelle était pleine de Kleenex en boules. Elle avait beaucoup pleuré.

– T’as pas écouté ta musique?

– Quelle musique? J’ai pas de musique, moi.

– Ben oui, tu sais, le petit iPod que je t’ai donné l’autre jour.

– Je sais pas de quoi tu parles.

– Ben oui, c’est tout petit comme ça, avec plein de chansons que tu connais.

– Ça me dit rien.

Elle se referma. J’ai cherché le casque d’écoute pour le lui mettre sur la tête. Il n’était pas bien loin, toujours connecté au iPod. J’ai saisi les écouteurs pour les lui tendre, mais le iPod est resté sur la table : les fils qui le reliaient aux écouteurs avaient été coupés. Ils pendaient, orphelins, à la base des écouteurs. Le casque d’écoute était une perte totale. Mon cœur a calé.

– Maman, qu’est-ce qui est arrivé?

– Quoi?

– Ben les fils. Qui a coupé les fils?

– Ah, c’est moi.

– Pourquoi?

– J’ai pas le droit d’écouter ça, ça dérange tout le monde. Je savais pas comment l’arrêter.

– Ben non, maman, ça dérange personne. Y a juste toi qui peux l’entendre.

– C’est pas ça qu’ils disent.

Ce jour-là, je suis rentrée à Montréal en pleurant, avec le iPod et les écouteurs foutus. Non, je ne gagnerais pas un seul point contre la maladie. On ne se bat pas contre une maladie comme celle-là, on apprend à vivre avec.


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