Écrire beau

Œillets de poète (Sweet William)


Commentant un de mes textes, un ami a dit récemment que le style était «littéraire», que j’utilisais des «beaux mots». Cette remarque m’a rendue ombrageuse.

Ça m’a ramenée des années en arrière, quand je travaillais dans un service de communication à la Banque Nationale. On y faisait essentiellement de la promotion interne à l’intention des directeurs de comptes. En gros, on traduisait en termes compréhensibles et motivants les messages qui nous venaient de la moyenne, de la haute ou de la très haute direction. Une remarque qu’on pouvait nous faire assez souvent, à mes collègues et à moi, au moment de nous briefer, c’est que notre job était de «mettre ça beau». Cette précision avait quelque chose de condescendant et de réducteur. Non, notre job ne consistait pas à «mettre ça beau», mais à déchiffrer la pensée, à l’organiser, à la prolonger parfois, à la traduire, à la remettre en question, à la mettre en contexte, à faire des liens, bref à lui donner du sens pour qu’elle résonne chez son destinataire. Autrement dit, à communiquer. Prétendre qu’on se contentait d’embellir leur pensée, c’était, en fait, nous donner peu de crédit dans le succès de ces communications. En cas d’échec, cependant, on devine à qui revenait la faute.

Pour revenir à mon style dit «littéraire» qui utiliserait de «beaux mots», je crois que la remarque m’aurait laissée indifférente si j’avais écrit un texte fleuri multipliant les métaphores recherchées et additionnant les mots précieux sans rime ni raison. Mais je n’écris pas comme ça. Je n’écris pas beau. J’essaie d’écrire juste. Et je ne crois pas que la littérature est forcément belle.

Il y a des textes littéraires qui sont d’une beauté déchirante, même traduits, je pense à La bascule du souffle de Herta Müller, d’autres qui sont d’une beauté toute en dentelle, je pense aux Villes de papier de Dominique Fortier, d’autres encore qui sont d’une grande élégance (ah non, pas encore Proust!). Mais ce n’est pas leur beauté qui en font des textes littéraires. C’est leur propos, leur vérité, leur élévation, leur justesse, leur universalité, leur génie, leur profondeur, leur lucidité, leur gravité. Il y a des textes très littéraires qui sont très durs, avec des mots pas beaux du tout, impitoyables, et là on peut penser à Céline, bien sûr: Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ne font pas dans la joliesse, pas plus que le Heart of Darkness de Joseph Conrad.

Les «beaux mots», tout compte fait, ça n’existe pas. Ou bien c’est comme la beauté en général, c’est dans l’œil de celui qui regarde, comme a dit le poète.

La tombe de Marcel Proust

Aujourd’hui, 18 novembre 2022, il y a cent ans que Marcel Proust est mort. Ça m’a donné envie de sortir cette photo qui date de 1983. De mon premier voyage en France. Sur le bloc de marbre noir, il n’y a pas de noms, mais quelques roses fanées. Ce que la photo ne montre pas, gravés sur les autres côtés du bloc, ce sont les autres noms de la famille Proust. Marcel n’est pas tout seul ici, mais c’est lui qu’on vient voir.

Photo souvenir

J’étais venue au Père Lachaise par un dimanche gris et humide qui ne sentait pas trop le diesel. Quelques jours auparavant, j’étais allée au cimetière de Montmartre voir Stendhal, à celui du Montparnasse voir Maupassant. Le Père Lachaise était plus vaste, plus fréquenté aussi. Au point où on vous remettait un plan à l’entrée qui vous permettait de retrouver les tombes des personnages les plus illustres. Je savais qui je venais voir, alors, je me suis tracé un petit itinéraire.

Je commençais à arpenter les allées quand une femme d’une dizaine d’années de plus que moi s’est approchée timidement, intéressée par le plan que je tenais à la main. Elle parlait anglais avec un fort accent russe. Elle cherchait Balzac. Je lui ai proposé qu’on le trouve ensemble. Elle a paru soulagée.

Alors, tout en marchant, elle me raconta le rêve qui l’avait amenée ici. Elle n’avait jamais lu Balzac, mais elle était allée, la veille, au Musée Rodin où les sculptures le représentant (des études pour le monument du Père Lachaise) l’avaient impressionnée de telle sorte que dans la nuit, elle avait rêvé à l’auteur de la Comédie humaine. Il lui demandait de venir le voir au Père Lachaise. Dans son rêve, Balzac était autoritaire, presque menaçant. L’avait-il été dans la vie ? Je ne crois pas, lui dis-je, en souriant. Mais qu’est-ce que j’en savais ? Je l’imaginais plus ambitieux qu’autoritaire, plus nerveux, beaucoup plus agité que son monument.

Nous avons exploré le lot de Balzac ensemble pendant que je racontais à ma compagne de fortune, la vie de l’auteur, son oeuvre. Elle a voulu que je la laisse seule un instant avec lui.

Nous avons passé le reste de la journée ensemble à visiter les morts qu’elle connaissait, ceux que je connaissais. Elle me raconta sa vie solitaire de juive russe exilée à New York. À l’époque, on croisait encore peu de Russes. Elle trouva le monument à Oscar Wilde impressionnant, je trouvai la tombe de Proust décevante. J’avais tant vanté l’auteur d’À la recherche du temps perdu à ma compagne, j’ai pensé, en voyant la tombe, qu’elle croirait que je mentais, que j’avais tout inventé depuis le début. Et pourquoi cette tombe banale n’est-elle pas plus fleurie ? Il n’a pas un gros fan club, ton Marcel.

Elle me demanda plutôt, après une pause méditative, s’il était juif. Euh, oui, enfin, par sa mère, mais bon, pas plus que ça. Et alors ? Alors, cette tombe est typique de la tradition juive, sobre, me dit-elle en me touchant l’épaule comme pour me consoler. Puis elle fit quelques pas pour me laisser seule avec mon cher Proust.

Nous avons quitté le cimetière en marchant lentement.

Je ne savais pas que j’allais y revenir aujourd’hui, presque 40 ans plus tard, comme si c’était hier.

« Si on est un lecteur, on arrive à Proust à un moment donné », dit Lucien Bouchard dans cet article du Devoir d’aujourd’hui.

Le mois des morts


Récemment, en parlant du poids des ans, j’étais encore trop excitée par le sentiment de liberté qui accompagnait mon entrée officielle chez les « aînés », j’ai oublié les morts. Novembre me les ramène. Il y a dans le poids des ans celui des disparus. À 20 ans, on a assez d’une main pour compter nos morts, mais en vieillissant, les morts s’accumulent. On les porte en nous, ce qui peut alourdir le pas.

Il m’arrive de penser que je connais plus de monde dans l’au-delà que sur Terre. Tous ces disparus pèsent, tous ces absents, tous ces vides, ces silences. La mort creuse des trous. Pas juste dans les cimetières.

Jour du souvenir

Je voulais parler de ma mère, de ma soeur, de mon frère, des amis, des collègues disparus. Mais parler de mes quelques morts et mortes en ce Jour du Souvenir me semble soudain déplacé. La Première Guerre mondiale a fait 18,6 millions de morts (presqu’autant de civils que de militaires), la Deuxième en a fait 60 millions (une majorité de civils). Le Jour du Souvenir a été créé pour se rappeler ceux qui sont morts au champ de bataille tout en commémorant le jour de l’armistice, la fin de la guerre de 14-18.

C’est un souvenir chargé, on imagine tous ces jeunes gens partis patauger dans la boue immonde des tranchées pour nourrir les rats et les canons, on pense à ceux qui sont revenus la gueule cassée, à ceux qui sont revenus avec des jambes en moins et des cauchemars en plus. Puis on pense à toutes les femmes, à tous les hommes, à tous les enfants ordinaires — les civils — qui ont péri dans ces deux guerres et dans toutes les autres avant et après. Deux minutes de silence à 11 heures, le 11 du 11, c’est peu de temps pour penser à autant de monde.

Qu’est-ce que mes quelques pertes à moi en regard de ces multitudes ? Bien sûr, elles ne font pas le poids quand on regarde de loin : des millions contre une vingtaine. Mais de proche, dans l’intime, là où se vit la perte, là où s’ouvre le vide, toutes les morts ne se valent-elles pas ? Probablement pas. Un enfant mort à la guerre, ce n’est pas une mamie morte dans son sommeil à 98 ans, surtout si elle était malcommode. Il y a des trous qui ne se refermeront jamais, d’autres qui se comblent doucement au fil des ans.

Ortografe

Chaque fois que je lis un expert prôner la modernisation de l’orthographe française, c’est comme si un bouchon de champagne sautait en moi et que les bulles me montaient à la tête. Joyeuse ivresse. Allez, dépoussiérez-moi tout ça ! Du balai !

Hier, c’était au tour d’André Racicot (ancien journaliste, réviseur, formateur au Bureau de la traduction, prof de rédaction française), dans son blogue Au coeur du français de ramener le sujet. Ortografe…, c’est d’ailleurs le titre de son billet. J’ai déjà abordé le sujet de la modernisation du français en parlant de la richesse d’une langue et de la faute à Rivarol.

Pour en revenir à Racicot, il nous parle du livre de la linguiste Mireille Elchacar, Délier la langue – Pour un nouveau discours sur le français au Québec, plus précisément de son chapitre sur l’orthographe, qui, dit-il, est « remarquable ». Il cite l’autrice :

Écrire au son, ce n’est pas un problème : c’est respecter le principe alphabétique. C’est la base même du système d’écriture que nous avons adopté. 

Le problème, c’est que « l’écart entre l’oral et l’écrit ne cesse de se creuser depuis 1 000 ans », ajoute Racicot. On sait comment les dernières tentatives pour simplifier l’orthographe ont échoué. Racicot lui-même a publié un essai en 2020, Plaidoyer pour une réforme du français.

Alibi

Alibi est un mot simple, que Racicot donne en exemple. Ça s’écrit comme ça se prononce sans que personne ne trouve à redire. Au rayon des complications il nous parle du son O qu’on peut écrire, o, au, eau. J’ajouterais ault et ot : comparer Thibault et Tibo, Racicot et Racico.

Je ne reprendrai pas tout l’article de Racicot, qui milite également en faveur de la simplification de l’accord du participe passé, allez plutôt le lire.

Anne-Marie Beaudoin-Bégin, les Belges Hoedt et Piron, et maintenant Mireille Elchacar et André Racicot… le cercle s’agrandit. Tchintchin !

Enfin, je vous laisse avec les mots de Mireille Elchacar, en entrevue à Radio-Canada :

Je pense qu’on a tous conscience que notre orthographe est un peu illogique. En fait, c’est vrai. Par rapport à toutes les langues qui ont adopté un alphabet, comme le français, on a vraiment l’orthographe qui est la moins efficace, la moins bien conçue au monde. Ce n’est pas parce que nos jeunes ne sont pas bons qu’ils font des fautes à l’école.

Le poids des ans

Quand on entend « poids des ans », on pense à l’échine qui plie, à tout ce qui tend vers le bas, au pas lents qui traînent, aux ans qui nous alourdissent de la tête au pieds en passant par la taille ; on pense aux vieux ligaments raidis qui nous empêchent de faire des steppettes quand on en aurait envie et qui font soupirer d’impatience les files d’attente à la caisse, les passagers pressés dans l’autobus et dans le métro, les automobilistes au coin des avenues trop larges.

On ne peut nier que les années qui s’accumulent peuvent devenir lourdes à porter, surtout quand on vit avec une maladie dégénérative qui nous fait vieillir en années de chien*, mais vieillir ne se limite pas à ça.

Les années pesantes sont celles de la jeunesse

J’ai eu 65 ans récemment et j’ai senti une chape de plomb tomber de mes épaules. Poids zéro. Comme si mon entrée officielle dans la vieillesse me libérait de toutes les ambitions qui rendent le jeune âge si lourd à porter. La vieillesse ne me pèse pas, au contraire : je l’accueille en souriant et en acceptant avec grâce les rabais que l’on m’offre.

Quand je regarde les jeunes, je trouve leur vie tellement plus pesante que la mienne, même s’ils sont capables de courir derrière l’autobus alors que je dois me résigner à attendre le prochain en cherchant un banc où m’assoir en attendant. Ils portent le poids des rêves de réussite — scolaire, professionnelle, sportive et même de croissance personnelle —, le rêve de la famille parfaite. Les rêves déçus. Le poids de l’ambition, du désir, de l’inassouvissement, de la jalousie, des tiraillements, des questions d’argent et des obligations qui rendent la jeunesse si anxieuse, stressée, à bout de souffle. L’obligation de performance en tout, même dans la cuisine, même au lit. La pression de la compétition, la lutte pour la survie, l’intimation de devenir quelqu’un ou quelqu’une pour mériter l’amour de parents exigeants ou l’admiration de sa progéniture à qui on voudra aussi laisser quelque chose en héritage. L’obligation de séduire, l’injonction d’être de son temps au risque d’être déclassé.

À la jeune employée qui me remettait ma toute nouvelle carte de transport à tarif réduit, j’ai dit en riant que c’était chouette vieillir. Elle a grimacé en faisant non de la tête. J’ai pensé que la nature était bien faite : la vie est plus lourde à porter quand on est dans la force de l’âge, capable d’en prendre. Ainsi, on ne ressent pas toujours son poids.

*J’ai pompé l’expression « vieillir en années de chien » à Ardra Shephard, autrice du merveilleux blogue Tripping on Air, et à Nellie, qui n’avait que 13 ans sur la photo ci-dessous (ou déjà 72 ans).

Self-fiction

On parle d’auto-fiction plutôt que d’auto-biographie pour désigner des récits, romans ou nouvelles largement inspirés de la vie de leur auteur, mais ce n’est pas mon propos. Je veux parler de self-fiction, comme on parle de selfies.

Récemment, je suis tombée coup sur coup sur deux textes complètement différents et pourtant semblables — un mémoire de maîtrise, au demeurant fort bien écrit et passionnant, et un roman qui avait connu un franc succès critique et populaire. Je suis tombée sur le premier tout à fait par hasard en cherchant autre chose sur Internet et je m’y suis intéressée parce qu’il parlait de mon ancien milieu de travail, la publicité. Dans le cas du deuxième, le roman, il traînait depuis des mois sur la pile.

En attaquant le roman, je me suis aperçue que les deux textes mettaient en scène les mêmes personnages. L’action ne se déroule pas dans le même milieu, mais les personnages appartiennent à la même génération, celle qui est née après Internet et, surtout, qui a grandi avec et dans les réseaux sociaux numériques. Je précise « numériques » parce que les réseaux sociaux tout court, eux, ont toujours existé.

Les deux textes se renvoyaient la balle et, à force, ils m’ont éclairée sur la différence entre les jeunes et moi, entre le monde d’hier — l’insouciance de notre enfance pas d’casques et de nos jeunes années pas d’capotes — et celui de maintenant. Il faut dire qu’au sortir de l’université pas d’jobs, le party était terminé — no future, fuck the world. L’insouciance n’était plus de mise, la ceinture de sécurité était devenue obligatoire, mais ce n’était pas le monde policé et anxieux de maintenant, même si les taux d’intérêt étaient stratosphériques et que la criminalité n’était pas moins grande qu’aujourd’hui.

La grosse différence entre ces deux mondes tient aux réseaux sociaux numériques.

S’inventer une vie

Avant, on faisait de notre mieux pour vivre notre vie avec ce qu’elle nous avait donné. Aujourd’hui, on peut se l’inventer, sa vie, au fur et à mesure qu’on la vit. Pas besoin d’attendre avant de la transformer en auto-fiction. On peut en faire une fiction dans laquelle tout le monde va croire, à commencer par soi-même, sans passer pour mythomane pour autant.

On peut photoshoper sa vie à volonté, à condition d’en avoir les moyens, à coups de bistouri, de seringues, de laser, d’implants, de rallonges, de teintures et mèches, d’orthodontie, de drapages et remodelages. À défaut, on peut en photoshopper l’image qu’on va montrer au monde entier, il existe même des appareils photos qui peuvent faire disparaître les autres touristes sur votre photo de Machu Picchu. L’objectif est de montrer que votre vie est désirable. Votre personne aussi, par conséquent.

Voici quelques passages extraits des deux oeuvres qui m’ont entraînée dans cette réflexion. Je mets en vis-à-vis les extraits du mémoire de maîtrise (en beige) et ceux du roman (en bleu). Je vous donne les titres à la fin.

Mémoire de maîtrise

Sur le terrain, j’ai en effet pu constater que plusieurs de ses collègues travaillaient non seulement leur visibilité en chair et en os, c’est-à-dire en contexte de coprésence, mais également, voire simultanément, par voies médiatiques, au moyen des médias socionumériques (Facebook, Twitter et Instagram, principalement).

Roman

La photo sera mise en ligne sur la page de l’événement lundi matin, vers dix heures. C’est un moment où l’achalandage est assez élevé, sur les réseaux sociaux. Un des organisateurs de la soirée vous taguera, toi et Aurélie. Les commentaires et les likes pleuvront. Ce sera la photo de vous deux qui aura le plus buzzé sur les réseaux. Vous aurez deux cent soixante likes et soixante-sept commentaires. (…) Beaucoup d’entre eux relèveront le fait que vous avez l’air particulièrement heureux, sur cette photo.

Mémoire de maîtrise

Ne souhaitant pas être habillé trop drabe, mais ne voulant pas être super trendy, trop jet set non plus, il a finalement opté pour un jeans bleu foncé aux bords nonchalamment, mais volontairement repliés, un t-shirt rayé bleu, rouge et blanc de chez American Apparel et des souliers Nike Roshe noirs.

Roman

T’as opté pour un pantalon gris assez neutre de chez Club Monaco que Maman t’a donné Noël dernier et un polo blanc Fred Perry. Ne pas trop attirer l’attention.

Mémoire de maîtrise

Au sein du groupe de cinq filles et de quatre garçons, l’un se démarquait au premier coup d’oeil. C’est que contrairement à ses collègues qui avaient tous et toutes adopté un style vestimentaire décontracté, lui avait revêtu un complet noir très classique, qu’il portait avec une chemise blanche et une cravate bleue. Lorsque j’ai eu la chance de lui parler à la fin de l’après-midi, il m’a expliqué qu’il s’était « habillé pour le succès ».

Roman

Le code vestimentaire est pas exactement clair. Il y a de la vulgarité (la chaleur est arrivée tôt cette année, un gars que tu replaces comme étant de Jean-Eudes a cru bon de venir en gougounes et en shorts), des bonnes intentions mal exécutées (chemise fripée, lunettes mal choisies), de l’excès de zèle (quelques mongols se sont suit up).

Ce ne sont que quelques phrases sur des centaines de pages, les deux oeuvres ne se limitent pas qu’à ça, évidemment, mais ce sont quelques-uns des parallèles qui m’ont sauté aux yeux et m’ont troublée.

Les personnages du mémoire sont des étudiants en communication-marketing de l’Université du Québec à Montréal, ceux du roman des étudiants en droit de l’Université de Montréal.

Guillaume Denault La relève publicitaires en train de se faire (mémoire de maîtrise en communication, UQÀM, 2016) Accessible ici

Jean-Philippe Baril Guérard Royal, Les Éditions de ta mère, 2016

La faute à Rivarol, entre autres

Je viens juste de découvrir ce petit ouvrage de la sociolinguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin qui semble s’être donné pour mission de mettre les pendules à l’heure dans notre rapport à la langue française. L’ouvrage date déjà de 2019 et complète une trilogie d’essais (La langue rapaillée, La langue affranchie, La langue racontée) qui décapent plusieurs idées reçues, dans un style pas du tout académique qui vise apparemment à vulgariser et à persuader.

Je dis un « petit ouvrage » parce que c’est court (151 pages) et que ça se lit d’une traite, mais j’y ai fait une grande découverte. J’ai enfin compris d’où venait ce préjugé sur la langue française qui serait plus belle, plus riche, plus propre à exprimer des idées complexes que d’autres. J’ai déjà exprimé mon agacement face à ce préjugé.

Eh bien, ça vient de loin ! Et ça ne vient pas d’ici, mais d’Europe, du temps où la langue française y était la lingua franca, la langue de prestige (pas pour des raisons linguistiques, évidemment, mais politiques, économiques, culturelles, comme l’anglais est aujourd’hui la lingua franca ; la langue, ne l’oublions pas, c’est très politique). En 1783, écrit Beaudoin-Bégin, Rivarol dit ceci :

(…) notre langue est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges, et puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine.

Beaudoin-Bégin d’ajouter qu’« il faut bien comprendre cette idée (d’une langue de prestige), car elle teinte encore l’imaginaire francophone. Elle n’est jamais complètement partie ».

Eh non, presque 250 ans plus tard ! Les préjugés, c’est comme les mauvaises habitudes, c’est dur de s’en débarrasser.

Laissons l’italien au sexe faible et l’allemand aux brutes

Rivarol, en s’exprimant ainsi sur la « langue humaine », répondait en fait aux questions de l’Académie Royale des Sciences et Belles Lettres de Berlin, qui demandait, dans le cadre d’un concours, « qu’est-ce qui avait rendu la langue française universelle ? » et « pourquoi méritait-elle cette prérogative ? ». Rivarol, pour démontrer la supériorité du français, n’hésite pas à le comparer à l’italien et à l’allemand. C’est irrésistible :

La pensée la plus vigoureuse se détrempe dans la prose italienne. Elle est souvent ridicule et presque insupportable dans une bouche virile, parce qu’elle ôte à l’homme cette teinte d’austérité qui doit en être inséparable. Comme la langue allemande, elle a des formes cérémonieuses, ennemies de la conversation, et qui ne donnent pas assez bonne opinion de l’espèce humaine. On y est toujours dans la fâcheuse alternative d’ennuyer ou d’insulter un homme. Enfin, il paraît difficile d’être naïf ou vrai dans cette langue (…)

Ma petite chambre d’écho

Enfin, Beaudoin-Bégin s’attaque aussi à d’autres préjugés comme celui qui veut que la langue se dégrade, mais il y aussi Benoît Melançon qui prend le sujet à bras-le-corps dans Le niveau baisse (2015). Elle glisse un mot sur les réformes orthographiques qui se butent à des arguments comme l’appauvrissement, l’enlaidissement de notre si belle et si difficile langue. Là-dessus, les Belges Hoedt et Piron en ont aussi long à dire, et ils sont drôles. Ça date un peu, mais ça s’écoute encore sur Radio France.

Oui, je sais, la confrontation des idées nous ouvre l’esprit, mais des fois, ça fait du bien de se retrouver sur la même longueur d’ondes que d’autres.

Je n’ai plus besoin d’être un livre

J’ai grandi à l’ombre d’un bouleau jaune au fond d’une cour de duplex dans une ville moyenne, au sein d’une famille assez dérangée pour qu’elle ne m’apprenne pas à vivre normalement en société. J’ai vite préféré la compagnie des arbres à celle des humains, et dès que j’ai su lire, je me suis enfoncée dans les livres comme dans une forêt dense. Je n’ai pas marqué mon chemin avec des petits cailloux parce que je n’avais pas peur de me perdre et parce que, sans doute, je n’avais pas l’intention de revenir à la maison. La vraie vie se passait dans les livres; ce qui arrivait en dehors d’eux ne me concernait pas. Dès que j’ai su écrire, j’ai voulu me fondre dans la forêt. Si la vraie vie n’existait que dans les livres, je ne pouvais avoir d’existence réelle qu’en devenant moi-même ces livres.

Les arbres ne sont pas éternels

Ma vie en forêt a commencé par des nouvelles publiées dans des revues sérieuses. Voilà que j’existais officiellement, même si c’était avec d’autres dans un buisson touffu. J’ai alors mis tout ce que j’avais dans l’écriture d’un premier roman, qui n’a pas trouvé preneur, c’est-à-dire que quatre maisons d’édition sur quatre ont dit non merci. Grosse crise de foi. L’inspiration d’un deuxième roman a surgi comme un éclair au milieu d’une exposition de Borduas, devant ses dernières compositions en noir et blanc. Je me suis assise, secouée, et je suis restée là un bon moment, comme aimantée. À cet instant précis, la foi est revenue. Elle m’a transportée pendant l’année qu’a exigé l’écriture de ce deuxième roman qui s’intitulait Fondu au noir. Un éditeur en a voulu et je ne me suis jamais sentie aussi vivante qu’en lisant sa lettre enthousiaste. Mon existence allait se confirmer.

Puis j’ai découvert le processus qui mène du manuscrit au livre. J’ai voulu tout abandonner quand les premières épreuves sont arrivées. Quelqu’un avait défiguré mon texte de manière si honteuse que ça ressemblait à du sabotage. Mais un ami érudit et dévoué m’a sauvée en rétablissant le texte original, justificatifs à l’appui. J’ai toutefois accepté de changer le titre pour Les Âmes sœurs. Je le regrette encore, 30 ans plus tard. Vint ensuite une marche en forêt que je n’avais pas prévue. Le marketing d’un livre demande des habiletés sociales que je n’ai pas.

Quatre fois, j’ai refait le sentier qui mène de ma table de travail à l’étagère d’une librairie ou d’une bibliothèque. Puis un jour, j’ai reçu un avis comme quoi mes livres allaient passer au pilon. Si je voulais, je pouvais les acheter à une fraction du prix de vente. Va chier, c’est moi qu’on pilonne. Mon éditeur a vendu sa maison d’édition, je l’ai appris par les journaux. Deuxième coup de pilon. Et j’ai reçu mon dernier rapport de vente dans une enveloppe avec deux pièces de monnaie, un 25¢ et un 10¢, soit le total de mes droits d’auteur correspondant à ces ventes. Troisième coup de pilon, il ne restait plus rien de moi.

Écrire pour ne pas mourir

Les années ont passé, j’ai essayé de vivre sans écrire comme si le fait de ne plus être publiée m’enlevait le droit d’écrire. Évidemment, c’est faux. Mais il m’a fallu toutes ces années pour le comprendre. Pour comprendre que mon existence ne tient pas au dos d’un livre avec mon nom dessus, mais dans le geste même d’écrire. Tenir ce blogue est une façon de rester en vie.

Un livre avec Marie

Je n’ai pas vraiment connu Marie-Christine Lévesque, la Marie de Serge Bouchard; nous nous sommes croisées du temps où nous faisions le même métier de publicitaire et aussi après, avec d’autres filles de pub — Michèle, Annie, Sabina, Chantal, Maryse —, mais nous n’avons jamais été proches. Comme Sabina, comme Maryse, Marie-Christine a réussi sa sortie de la pub. Elle est devenue éditrice aux Éditions du Passage, où elle a assuré la direction de très beaux recueils de poésie, puis elle a écrit à quatre mains avec son homme. Même quand elle n’écrivait pas, elle écrivait.

Marie-Christine est morte en juillet 2020, dix mois avant son Serge. Dans Un café avec Marie, un recueil de textes radiophoniques, il n’est pas question que de Marie, bien sûr, mais de la mort qui rôde, du temps, du quotidien, de l’immensité, de la nature, de la route, de la liberté, de la vérité, du courage, de la vieillesse, de la souffrance, du nom des rues, de l’amour… Puis, à quelques pages de la fin, Serge Bouchard nous donne à lire ces mots de Marie-Christine :

Je demande à la vie… des jours clairs… des années victorieuses… du temps béni pour aimer mes amours… être là longtemps pour mon homme… et pour notre enfant aux yeux d’amande… petite Lou venue au monde par effraction… dans un pays interdit aux filles… mais qui a toutes ses entrées aujourd’hui… dans notre maison et dans nos cœurs.

En les lisant et relisant, avec la même émotion initiale, j’ai pensé que le livre de Serge Bouchard n’avait été qu’un prétexte pour servir d’écrin à ces mots de Marie et que sans le savoir, je l’avais ouvert dans le seul but de les voir briller.

La longueur des phrases

Récemment, en saisissant du texte dans un site web pour quelqu’un d’autre, je me suis butée à une espèce de réviseur intégré au guide SEO (Search Engine Optimization) qui donnait un score de lisibilité au texte. Ce score repose sur quelques critères, dont la présence de sous-titres, la longueur des paragraphes et celle des phrases. Plus la phrase contient de mots, moins le score est bon. Proust n’aurait pas scoré fort, me suis-je dit.

Lire comme un robot

Compter des mots, un robot peut faire ça, mais connaître toutes les configurations possibles des ficelles qui entrelacent les mots et tissent le texte demanderait une programmation si complexe qu’elle n’est sans doute pas possible. Enfin, pour le moment, puisqu’on ne connait pas encore les limites de l’intelligence artificielle. En attendant, il faut l’intelligence incarnée de l’auteur pour composer, et celle du lecteur pour lire. Il faut aussi la sensibilité, la culture, la maturité, l’ouverture, la curiosité, toutes choses que le plus beau robot du monde ne peut posséder et encore moins donner.

Sur la base du nombre de mots, un robot peut donner un score record à des phrases courtes incompréhensibles et ennuyeuses, alors qu’il coiffera du bonnet d’âne des phrases longues qui enveloppent, qui bercent, qui soulèvent. Récemment, dans un roman de Bolaño, j’ai compté 440 mots dans une phrase. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai compris que les longues phrases intelligibles me happaient. Le robot, lui, ça le bogue.

Qu’elles soient écrites sur du papier bible ou sur un écran de téléphone, les longues phrases qui s’étalent sur plus d’une page ne me font pas peur quand elles sont maitrisées. Elles m’invitent. J’ai appris que pour les apprécier à leur juste valeur, il faut s’abandonner. Il faut accepter de suivre l’auteur, comme on suit un partenaire de danse. Quand j’ai commencé à lire La Recherche du temps perdu, j’ai eu l’impression, comme plusieurs, de perdre pied; j’ai eu peur de manquer de souffle, de ne pas me rendre au bout de la phrase, de devoir revenir au début, d’en perdre des bouts. Puis après un certain temps, je me suis sentie happée. Le sens apparaissait de lui-même, je n’avais pas à me préoccuper. Je n’avais qu’à laisser les phrases se dérouler, un peu à la manière des cobras qui ondulent au son du pungi du charmeur de serpent. Par la suite, j’ai souvent essayé de faire aimer La Recherche à des connaissances. Sans succès. Les phrases qui n’en finissent plus, ça les ennuie. Je leur dis qu’il faut persister, qu’on finit par s’y faire, mais non, ils me remettent le livre, désolés, mais soulagés. Au moins, ils ont essayé, ce qui les autorise à porter un jugement sur l’œuvre. Sans doute proche du score que lui aurait donné le robot.

Écrire comme un robot

J’ai vécu très brièvement une expérience d’enseignement du français avec des élèves de secondaire IV dont plusieurs étaient en difficulté. Je les faisais écrire à chaque cours. Et je passais des heures à corriger, expliquer, encourager. Les élèves se débrouillaient bien, oui, ils faisaient des tonnes de fautes, mais ils avaient de bonnes idées, des opinions très défendables, de la sensibilité. Cependant, ils avaient tendance à écrire court. Je leur ai demandé de me faire de belles grandes phrases. Effrayés, ils m’ont répondu que les autres profs leur demandaient exactement le contraire. Ils finissaient leur secondaire IV et le français leur faisait peur. Écrire leur faisait peur. C’est vrai qu’ils vont pouvoir gagner leur vie en se contentant de constructions simples — sujet, verbe, complément, point. S’ils ne sortent jamais d’Internet, policé par des robots SEO, ils vont lire des phrases courtes, dans des textes courts, dont certains seront même écrits par des robots. Des bots. Et ils vont se convaincre que les autres profs avaient raison de leur demander des phrases courtes puisque tout le monde écrit comme ça.

Je revendique le droit d’écrire des phrases longues, au déplaisir des robots. C’est ma façon de résister à ceux qui les programment pour lire et écrire à notre place, parce que je ne veux pas qu’ils arrivent à penser à ma place. Ni à la vôtre.

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Photo : La Presse

Dans cet article, paru dans La Presse d’hier (30 avril), l’auteur ne parle pas de la longueur des phrases, mais de littératie profonde, il ne parle pas d’écriture, mais de lecture. Il ne parle pas non plus de robots, mais nos préoccupations se rejoignent.