Écrire dans l’ombre

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Je préfère le ghost writer anglais à notre nègre français. Pas pour une question de rectitude politique, mais parce que c’est plus juste.

Depuis quelques années, j’écris des textes qu’une autre personne signe. Un livre, des billets de blogue, ses statuts sur les réseaux sociaux, etc. C’est elle l’auteur. Je ne suis pas son nègre pour autant. C’est une cliente qui me paie bien et ne tarit pas d’éloges sur mon travail. Je ne suis pas le nègre de cette cliente qui fait confiance en mon jugement. Je ne suis pas son nègre, même si elle a parfois tendance à tourner les coins ronds avec sa pensée, en s’imaginant, me dis-je, que de toute façon, je suis là pour la terminer. Sa pensée. Nous avons une relation d’affaires équitable, pas une relation de maître à esclave.

Je ne suis pas son nègre, mais je suis dans son ombre. Ou plus justement, je suis dans l’ombre qu’elle projette parce que c’est elle qui est sous les projecteurs.

C’est fugace, l’ombre d’une personne, c’est insaisissable, mais c’est là, ça suit. Tantôt longue, tantôt courte. Parfois devant, parfois derrière, à gauche, à droite, selon l’heure du jour. Ça copie exactement tous les gestes. Cela n’a pas de réelle existence et pourtant, cela est là. Un fantôme. D’où ma préférence pour le ghost writer.

À force de suivre de si près quelqu’un qui nous amène dans les rouages de sa pensée, on finit par ressentir une certaine intimité, cela me semble inévitable. Aussi, quand ma cliente s’est retrouvée, récemment, devant une terrible épreuve, même s’il s’agissait de sa vie privée, j’ai ressenti sa douleur avec une étonnante intensité. Comme si c’était à moi qu’on avait appris la mauvaise nouvelle, comme si c’était moi qui devais combattre une maladie qui ne laisse pas beaucoup de chances, comme si c’était moi qui vivais les nuits blanches à imaginer la mort de l’être aimé par-dessus tout.

J’ai alors compris que pour se sentir bien dans le rôle de l’écrivain fantôme, il faut avoir une propension à la fusion, plus gentiment nommée « compassion ».