20. Prière pour aller au paradis avec les ânes

Quand je pense à la mort prochaine de maman, je revis celle de papa. Revivre est un bien grand mot puisque j’ai appris la mort de mon père deux mois après le fait. Il avait été incinéré et ses cendres inhumées. Sa deuxième famille n’avait pas jugé bon de nous appeler à son chevet, nous, les enfants du premier lit.

Ce n’est pas pour celui qui va partir qu’on veut faire ses adieux, mais pour nous qui restons, pour ne pas vivre jusqu’à la fin des temps avec le reflux intermittent du non-dit. Pour ma sœur, la deuxième famille de notre père nous avait volé sa mort. Et si c’était papa lui-même qui n’avait pas voulu nous voir, proposai-je. Ce n’était pas une raison, croyait-elle, ils auraient dû passer outre. Alors, pour lui faire nos adieux en bonne et due forme, ma sœur a fait célébrer une messe dans une cathédrale qu’il avait restaurée, des années auparavant.

Cette messe remonte à plus de 15 ans, mais elle me revient aujourd’hui quand je pense à la mort de maman à cause du poème que j’y avais lu, Prière pour aller au paradis avec les ânes. C’est un poème de Francis Jammes que mon père me forçait à lire enfant pour m’initier à la poésie, à la scansion, me sensibiliser à l’importance du rythme, à la beauté des images. Il enregistrait ma voix sur un magnétophone à bobines pour que je puisse m’entendre et m’autocorriger. Il me faisait reprendre ma lecture tant et aussi longtemps qu’il n’était pas satisfait. Je ne comprenais pas ce que je lisais, mais papa aimait ce poème, et moi je voulais que mon père m’aime. Je n’avais jamais vu d’ânes.

Devenue adulte et orpheline de père, dans le chœur de la cathédrale baignée du soleil de mars, le poème m’est apparu comme pour la première fois. Je l’ai trouvé trop long et le compris encore moins qu’avant. Ma lecture était fastidieuse. Ma voix sonnait faux. Que venaient faire les ânes dans le bestiaire de mon père? Il avait plutôt mené sa vie en lion. Avait-il vraiment souhaité que son âme soit pareille aux ânes, comme l’écrit le poète? Avait-il tant admiré l’humilité ou encore l’«humble et douce pauvreté», lui qui connaissait bien l’âpreté de la pauvreté pour l’avoir connue enfant? Il avait réussi à lui échapper, certes, mais elle l’avait rattrapé à la fin de sa vie et je ne crois pas que c’était son souhait.

J’avais cru que ce poème tiendrait lieu d’éloge funèbre à mon père, aujourd’hui, je crois qu’il conviendrait mieux à ma mère. Parce que depuis, j’ai vu des ânes.

C’est arrivé en Amérique du Sud, en Équateur au milieu des voitures et des camions, j’ai vu «ceux qui portent au flanc des corbeilles» ou qui «ont au dos des bidons bossués», bâtés et résignés.

Puis dans l’Altiplano argentin, par une journée sans vent où couraient en silence les nuages, j’ai vu deux ânes immobiles au milieu du champ désert. Ils nous fixaient avec ce regard revenu de tout dans lequel le poète avait vu l’humilité. C’est un regard indifférent que semble éclairer une lumière venue de la nuit des temps. Les animaux sauvages n’ont pas ce regard-là, leurs yeux brillent de détermination, de fierté froide. Mais chez les bêtes que l’on a domestiquées, l’humilité, à force de soumission, a remplacé la fierté. L’humilité comme parade pour sauver sa peau. Était-ce pour voir briller cette lueur dans les yeux de maman que papa la battait, la menaçait, l’humiliait, lui crachait dessus, la traitait de «grosse torche insipide»?

Je remets des gouttes dans les yeux de maman. «Cligne fort. Comme ça. Oui, parfait!» Elle dit que ça fait tellement de bien et elle me sourit.

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