Le mois des morts


Récemment, en parlant du poids des ans, j’étais encore trop excitée par le sentiment de liberté qui accompagnait mon entrée officielle chez les « aînés », j’ai oublié les morts. Novembre me les ramène. Il y a dans le poids des ans celui des disparus. À 20 ans, on a assez d’une main pour compter nos morts, mais en vieillissant, les morts s’accumulent. On les porte en nous, ce qui peut alourdir le pas.

Il m’arrive de penser que je connais plus de monde dans l’au-delà que sur Terre. Tous ces disparus pèsent, tous ces absents, tous ces vides, ces silences. La mort creuse des trous. Pas juste dans les cimetières.

Jour du souvenir

Je voulais parler de ma mère, de ma soeur, de mon frère, des amis, des collègues disparus. Mais parler de mes quelques morts et mortes en ce Jour du Souvenir me semble soudain déplacé. La Première Guerre mondiale a fait 18,6 millions de morts (presqu’autant de civils que de militaires), la Deuxième en a fait 60 millions (une majorité de civils). Le Jour du Souvenir a été créé pour se rappeler ceux qui sont morts au champ de bataille tout en commémorant le jour de l’armistice, la fin de la guerre de 14-18.

C’est un souvenir chargé, on imagine tous ces jeunes gens partis patauger dans la boue immonde des tranchées pour nourrir les rats et les canons, on pense à ceux qui sont revenus la gueule cassée, à ceux qui sont revenus avec des jambes en moins et des cauchemars en plus. Puis on pense à toutes les femmes, à tous les hommes, à tous les enfants ordinaires — les civils — qui ont péri dans ces deux guerres et dans toutes les autres avant et après. Deux minutes de silence à 11 heures, le 11 du 11, c’est peu de temps pour penser à autant de monde.

Qu’est-ce que mes quelques pertes à moi en regard de ces multitudes ? Bien sûr, elles ne font pas le poids quand on regarde de loin : des millions contre une vingtaine. Mais de proche, dans l’intime, là où se vit la perte, là où s’ouvre le vide, toutes les morts ne se valent-elles pas ? Probablement pas. Un enfant mort à la guerre, ce n’est pas une mamie morte dans son sommeil à 98 ans, surtout si elle était malcommode. Il y a des trous qui ne se refermeront jamais, d’autres qui se comblent doucement au fil des ans.

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