Je n’ai plus besoin d’être un livre

J’ai grandi à l’ombre d’un bouleau jaune au fond d’une cour de duplex dans une ville moyenne, au sein d’une famille assez dérangée pour qu’elle ne m’apprenne pas à vivre normalement en société. J’ai vite préféré la compagnie des arbres à celle des humains, et dès que j’ai su lire, je me suis enfoncée dans les livres comme dans une forêt dense. Je n’ai pas marqué mon chemin avec des petits cailloux parce que je n’avais pas peur de me perdre et parce que, sans doute, je n’avais pas l’intention de revenir à la maison. La vraie vie se passait dans les livres; ce qui arrivait en dehors d’eux ne me concernait pas. Dès que j’ai su écrire, j’ai voulu me fondre dans la forêt. Si la vraie vie n’existait que dans les livres, je ne pouvais avoir d’existence réelle qu’en devenant moi-même ces livres.

Les arbres ne sont pas éternels

Ma vie en forêt a commencé par des nouvelles publiées dans des revues sérieuses. Voilà que j’existais officiellement, même si c’était avec d’autres dans un buisson touffu. J’ai alors mis tout ce que j’avais dans l’écriture d’un premier roman, qui n’a pas trouvé preneur, c’est-à-dire que quatre maisons d’édition sur quatre ont dit non merci. Grosse crise de foi. L’inspiration d’un deuxième roman a surgi comme un éclair au milieu d’une exposition de Borduas, devant ses dernières compositions en noir et blanc. Je me suis assise, secouée, et je suis restée là un bon moment, comme aimantée. À cet instant précis, la foi est revenue. Elle m’a transportée pendant l’année qu’a exigé l’écriture de ce deuxième roman qui s’intitulait Fondu au noir. Un éditeur en a voulu et je ne me suis jamais sentie aussi vivante qu’en lisant sa lettre enthousiaste. Mon existence allait se confirmer.

Puis j’ai découvert le processus qui mène du manuscrit au livre. J’ai voulu tout abandonner quand les premières épreuves sont arrivées. Quelqu’un avait défiguré mon texte de manière si honteuse que ça ressemblait à du sabotage. Mais un ami érudit et dévoué m’a sauvée en rétablissant le texte original, justificatifs à l’appui. J’ai toutefois accepté de changer le titre pour Les Âmes sœurs. Je le regrette encore, 30 ans plus tard. Vint ensuite une marche en forêt que je n’avais pas prévue. Le marketing d’un livre demande des habiletés sociales que je n’ai pas.

Quatre fois, j’ai refait le sentier qui mène de ma table de travail à l’étagère d’une librairie ou d’une bibliothèque. Puis un jour, j’ai reçu un avis comme quoi mes livres allaient passer au pilon. Si je voulais, je pouvais les acheter à une fraction du prix de vente. Va chier, c’est moi qu’on pilonne. Mon éditeur a vendu sa maison d’édition, je l’ai appris par les journaux. Deuxième coup de pilon. Et j’ai reçu mon dernier rapport de vente dans une enveloppe avec deux pièces de monnaie, un 25¢ et un 10¢, soit le total de mes droits d’auteur correspondant à ces ventes. Troisième coup de pilon, il ne restait plus rien de moi.

Écrire pour ne pas mourir

Les années ont passé, j’ai essayé de vivre sans écrire comme si le fait de ne plus être publiée m’enlevait le droit d’écrire. Évidemment, c’est faux. Mais il m’a fallu toutes ces années pour le comprendre. Pour comprendre que mon existence ne tient pas au dos d’un livre avec mon nom dessus, mais dans le geste même d’écrire. Tenir ce blogue est une façon de rester en vie.

2 réflexions sur “Je n’ai plus besoin d’être un livre

  1. Marie à la plume sublime. Je suis convaincue qu’il y a un éditeur qui sait lire quelque part. Et qui vibre au chant des oiseaux, au vent dans les branches et qui répondrait à l’écho de tes mots. Tu n’es juste pas tombée dessus. Moi, si j’étais éditrice, je serais ce grand chêne qui surplombe la forêt, qui voit aussi bien la cime que les racines de ses valeureux congénères.

    J’aime

Laisser un commentaire